par Rémi Boiteux
Publié le 30 décembre 2020 à 10h13
Mis à jour le 18 mars 2021 à 0h01
  Fraternité, minimalisme, jeunesse : rencontre avec Stuart Moxham de Young Marble Giants


Pour le quarantième anniversaire de Colossal Youth, pierre angulaire d’une pop post-punk à la fois délicate et radicale, on a échangé avec le légendaire Stuart Moxham, qui poursuit discrètement sa route de songwriter de premier ordre. Et se souvient de la gestation d’un album littéralement unique.

La Nuit du Chasseur, L’Attrape-cœurs… L’art et la mythologie pop se voient parfois jalonnés d’œuvres uniques dans tous les sens du terme : un livre, un film, un disque marquant et puis le signataire (Charles Laughton ou J.D. Salinger pour les exemples cités) disparaît. Le film et le roman en question ont aussi pour point commun leur rapport à l’enfance. On pourrait sans forcer leur adjoindre Colossal Youth de Young Marble Giants.

Cet album, qui connaît aujourd’hui une nouvelle réédition à l’occasion des quarante ans de sa sortie, est à la fois un chef-d’œuvre sanctifié par une cohorte de prestigieux adorateurs et un objet évanescent auquel le groupe Young Marble Giants n’a donné aucune suite en son nom, disparaissant dans le brouillard de son aura rémanente. Là aussi, de jeunesse il est question, dans le nom du groupe comme dans le titre du disque : jeunesse accolée à un gigantisme (Giants ou Colossal) qui place le projet sous le signe de l’oxymore. Fragilité affichée (dès cette pulsation discrète qui ouvre le disque) et influence maximale, de Kurt Cobain à Dominique A, en passant par R.E.M. – fans du groupe gallois, les héros d’Athens ont fini par le citer nommément sur leur testament Collapse Into Now (2011).

Si la réédition ne propose pas de révélation inédite (tout ce qui a été enregistré par le groupe a déjà été précieusement collecté sur la réédition de 2007), on y trouvera une captation du concert au Hurrah de New York, un des hauts faits de cette année 1980 où tout, absolument tout, s’est joué pour le trio formé par Alison Statton – dont la voix délicate et détachée constitue l’âme du groupe – et les frères Moxham : Philip le bassiste (et, on le verra, éminence grise), Stuart le guitariste et principal architecte de la chose. C’est avec ce dernier que nous avons eu la chance d’échanger, découvrant à quel point le musicien a des choses à raconter sur cet album et la complexe période de sa vie qui lui est liée. Se replonger ensuite dans cet artefact post-punk décidément unique et justement célébré, c’est constater que Colossal Youth reste colossal, et toujours aussi jeune.

L’influence de Colossal Youth est-elle un phénomène dont vous avez pleinement conscience ?

Stuart Moxham – Ce qui est amusant, c’est qu’en général je n’arrive pas à ressentir cette trace dans la musique que nous sommes censés avoir influencée ! En tant que musicien et songwriter, je n’ai jamais rien accompli délibérément. C’est un flot de conscience qui vient des profondeurs, des rêves ou du quotidien, et moi je ne suis qu’un artisan au service des idées qui en surgissent.

 

C’est une erreur très courante, inévitable, de considérer que l’artiste contrôle son œuvre dans les moindres détails. Comme s’il s’agissait de concevoir le design de la nouvelle bouteille de Coca, alors que c’est de nature radicalement différente, entièrement intuitive.

Il s’agit en fait de se faire le conducteur de ce qui vous traverse ?

Précisément. Il n’y a pas longtemps, j’étais dans un café qui passait BBC 6 Music et j’ai entendu ces quatre accords à l’orgue sur un titre récent dont j’ignorais l’existence et là, je me suis dit que ça ressemblait à Young Marble Giants. C’était la seule fois, en quarante ans, et je ne sais même pas qui c’était ! Depuis que j’ai trente ans, depuis que je suis marié et que j’ai des enfants, je me suis habitué à ne plus me tenir au courant de tout ce qui sort. Mais aujourd’hui, avec un divorce, une pandémie et Internet, je me remets à acheter et écouter de la musique.

De quoi votre musique à l’époque était-elle nourrie ?

Un truc que je crois n’avoir jamais dit, c’est que selon moi, l’une des forces de Young Marble Giants venait de notre jeunesse. Des préjugés que j’avais parce que j’étais jeune et ignorant. A vingt ans, on ne sait pas grand-chose. Il m’a fallu forcer le destin, bardé de préjugés. Mais justement ces derniers se sont avérés constructifs. Je n’aurais pas pu avancer sans ces œillères.

Vous venez de répondre à mon tout premier devoir de philo, il y a plus de vingt ans : “Y a-t-il de bons préjugés ?

” Ha ha ha ! La grande différence entre la France et l’Angleterre, c’est que nous n’avons pas ce genre de cours au lycée. La France, c’est le pays des idées, de la philosophie, n’est-ce pas ? Dans un café parisien, on peut parler philo sans complexe. Ça n’arrive pas tellement en Angleterre, sauf chez les étudiants et les intellectuels professionnels.

Faites-vous la différence entre vos relations avec des musiciens anglais et français ?

Nettement. Avec des collaborateurs et aussi des amis. J’en ai de très chers en France, depuis l’époque du groupe. Je retrouve chez eux cet immense respect pour la culture, pour l’art sous toutes ses formes, pour les idées. Cette chaleureuse ouverture d’esprit. Notre pays – et je sais que vous le savez – peut être très béotien d’esprit : les gens ont tendance à s’enfuir dès que vous évoquez la poésie. Nous avons nos qualités, mais nous sommes un peu rustauds, de bien des manières !

Pourtant, on peut légitimement considérer que la langue anglaise sied mieux à la poésie, à la musicalité…

C’est sûrement vrai. L’anglais est une langue excitante. L’un des disques les plus marquants que j’ai achetés ces dernières années est signé d’une Japonaise, Eiks, qui vit à Londres. L’EP s’appelle Morsel of Love. “Morsel”… quel joli mot ! On l’utilise rarement, il se rapporte à la nourriture – un beau mot anglais qui, comme par hasard, s’apparente au “morceau” français ! Ce disque me raconte à chaque fois quelque chose de différent. J’ai beau le réécouter sans cesse, il reste éternellement atypique, mystérieux, envoûtant, avec une sensibilité pop particulière qui ne peut venir que du point de vue d’une femme japonaise qui habite en Angleterre. Son écriture est très sophistiquée, avec des accords presque jazz, son anglais est très fin, avec des nuances orientales dans la voix. Quant à ses textes, ils ont vraiment quelque chose de l’art du haïku. C’est un mélange fantastique.

Vous collaborez, par exemple, avec le Français Louis Philippe. Le travail avec Philip et Alison était-il différent ?

Oui, très différent. Travailler avec Philip et Alison a été une affaire très, très personnelle. C’était tendu, j’avais vingt-quatre ans et aucune idée de ce que j’allais pouvoir faire de ma vie. Je sentais depuis toujours que j’avais quelque chose à donner, sans savoir quoi. La guitare et l’écriture ont catalysé ça, mais j’avais cet énorme problème : j’étais persuadé que jamais, jamais, nous n’aurions le moindre succès. Il fallait pourtant que je tente ce coup perdu d’avance, c’était effrayant, comme un naufragé au milieu de la mer, en pleine tempête, persuadé qu’il va mourir mais apercevant au loin une île : il faut tout donner en sachant que tu n’y arriveras pas. Dans ma famille, nous ne parlions jamais des choses qui importaient vraiment. C’était une loi tacite, un grand tabou – on ne communiquait pas. Philip et Alison, de fait, n’étaient absolument pas au courant de ma réalité. Je sentais que j’allais devoir fournir un effort extraordinaire, d’autant que je n’étais qu’un débutant n’ayant jamais écrit une ligne potable. Et incapable, avec mes trois ans de guitare en autodidacte, d’inventer grand-chose qui sorte des lieux communs.

Au-delà des difficultés de communication, le lien fraternel a-t-il été décisif ?

Au milieu de tout ça, mon frère Phil a été d’une aide précieuse grâce à notre connexion innée. Musicalement, on se comprenait. Son rôle a été bien plus important que ne le laissent entendre les crédits sur la pochette. C’est lui qui, toujours, avait le dernier mot sur la décision d’inclure ou non une chanson. Le répertoire de Young Marble Giants est rempli de chansons jamais faites car Phil les a écartées. C’était notre arbitre des élégances, le garant de notre goût. Par ailleurs, nous étions tous deux d’accord sur la formule magique : mettre de côté toutes les conventions installées, pour s’en tenir à notre minimalisme. Des chansons très calmes, très mélodiques et très courtes. Et la nécessité du fun : nous nous devions d’intégrer ce qui nous faisait rire.

Comment avez-vous fini par donner une forme à ces intentions ?

Je me disais que j’écrivais pour un groupe imaginaire et brillant, celui que j’aurais absolument eu envie d’écouter. Quel genre de chansons ce groupe de rêve pourrait bien enregistrer ? C’était que je devais écrire. Je ne voulais pas perdre de temps – rappelez-vous, pour moi ça ne pouvait pas marcher. J’avais un plan B, qui consistait à partir vivre à Berlin, mais c’était complètement flou. Au moins, nous étions à l’aise avec notre musique. Alors quand le groupe s’est effondré, tout cela a glissé vers le total néant, sur le plan créatif comme personnel. J’ai ressenti un grand vide. Pour la première fois, je me retrouvais sans aucun entourage. J’ai eu un grave accident de moto, une jambe cassée et un an d’immobilité.

Un épisode charnière que vous avez en commun avec Bob Dylan !

C’est vrai ! Chez moi, ça a donné naissance au projet The Gist, même si je l’avais en germe depuis longtemps. J’y pensais déjà en 1979. J’en ai parlé avec Geoff Travis de Rough Trade qui avait une confiance hallucinante en moi, et qui m’a donné le feu vert. A ce moment-là, je n’avais aucune idée de ce que ça allait donner. Le single This is Love, ce n’est qu’une fois devant le fait accompli que j’ai vu que ça tenait la route..  

Pour en revenir à cette “île” au loin dont vous parliez : avez-vous eu à l’époque la sensation de l’atteindre, finalement ?

Je peux répondre de façon très précise. Dans la soirée qui a suivi notre départ du studio, après cinq jours d’enregistrement, nous étions en voiture avec Phil. Je me suis tourné vers lui en disant “ça y est, c’est fait”. Il m’a simplement répondu “oui”. Nous ne parlions pas entre nous, mais nous étions silencieusement d’accord pour dire que nous avions atteint notre objectif. J’avais dit ça comme une réalisation soudaine, et il ressentait la même chose.

Vous alliez ensuite devoir vous confronter au live.

Phil et Alison n’aimaient pas la scène – Alison avait terriblement le trac, quant à Phil… eh bien c’est un bassiste ! (rires) Bref, à ce moment-là, nous n’envisagions pas particulièrement de tourner. Mais voilà ce qui allait arriver : sept mois fulgurants, des critiques incroyables et le nom de notre groupe en tête d’affiche, à Cardiff, à Londres, puis dans tout le Royaume-Uni, puis en Europe, et enfin en Amérique. Bang, bang, bang, toutes ces interviews, cette attention fixée sur nous. C’est une histoire classique : nous n’étions tout simplement pas prêts pour ça. Aucun de nous n’avait la moindre idée de comment réagir.

 

Phil et Alison, en couple, étaient en pleine séparation, de mon côté j’étais avec Wendy Smith dans une relation bancale, en pointillé… à la fin de notre set new-yorkais, j’ai lancé un truc du genre “voilà c’est notre dernier concert” – ça aussi, c’est sorti tout seul. On se sentait tous assez mal, c’est tellement étrange quand on mène une vie normale d’avoir d’un coup les regards braqués sur vous, ces gens qui, parce qu’ils vous en vu en photo, croient vous connaître sans rien savoir. Ça conduit à la schizophrénie.

Et puis, pour des timides notoires, le choix d’un son dénudé peut sembler paradoxal. Vous ne vous cachiez pas sous la luxuriance.

Notre son était dépouillé, mais on peut aussi dire que ce squelette était constitué de ce qu’on trouvait vraiment très, très bon. Et uniquement de cela. Le moindre son qu’on produisait, et le moindre silence qu’on laissait, devaient être saisissants. Tout devait fonctionner à la perfection.

Cette façon de tailler dans la matière sonore, c’était un peu de la sculpture…

Exactement. Si vous voulez construire un planeur, un engin capable de voler sans moteur, vous avez intérêt à le rendre le plus léger possible. C’est ce qu’on faisait : essayer de voler sans moteur. Sans toutes ces béquilles comme la puissance sonore, la distorsion… Bien sûr que c’est sexy, mais ce sont des attraits conventionnels. Et, en tant que débutant, je ne pouvais pas rivaliser avec ceux qui s’en servaient très bien ! La musique pop a quelque chose de profondément conservateur, ses chemins sont étroits et balisés. C’est notamment dû au fait que les grands labels cherchent à satisfaire immédiatement le plus grand nombre, mais aussi au fait que nous sommes tous des fans : par exemple, j’adore Led Zeppelin et le gros rock. Mais en tant que musicien je voulais sortir autre chose de mon chapeau, faire apparaître un truc qui n’entrerait pas dans la compétition, qui prendrait musicalement un chemin différent. J’estime avoir un don assez naturel pour l’astuce et la roublardise, qui m’a permis d’y arriver.

Ce minimalisme revendiqué, entrait-il en jeu dans l’écriture des paroles ?

Bonne question… Je ne crois pas. Il m’est difficile d’en parler car je n’arrive pas vraiment à séparer les paroles de tout le reste. Vous parliez de haïku à propos de Eiks.

On retrouve cet esprit de concision poétique dans vos propres textes, non ?

C’est assez juste. Au risque de paraître pompeux, je dirais que le minimalisme est une forme d’intelligence en ce qu’il est contre-intuitif. Le marketing vous assène que ce qui est plus gros est meilleur, qu’il est préférable d’avoir plus. C’est là-dessus que se construisent les sociétés occidentales. Aller à l’encontre de cela, c’est une attitude intelligente. Je parle ici d’intelligence au sens à la fois positif et négatif. Une de mes copines m’a déjà dit à propos de ma musique “oh, comme c’est intelligent”, et c’était clairement une critique de sa part ! C’est une position arty, et on en revient à l’allergie britannique. “Je déteste l’art contemporain” est ici une phrase très courante.

Notre premier concert à l’étranger c’était à Paris, aux Bains Douches : quel bonheur inattendu de voir tous ces gens ouverts à l’art, sans a priori. Ce n’est pas imaginable ici… mais je dois dire que ça change, c’est l’un des bénéfices que nous tirons de notre passage au sein de l’Union Européenne : le mélange nous a fait évoluer, les gens reviennent de vacances avec de bien meilleures recettes de cuisine ! Il y a eu ça, et Internet bien sûr.

Vous êtes-vous retrouvés tous les trois pour cet anniversaire ?

Vous fréquentez-vous régulièrement ? Pas vraiment. J’ai récemment parlé avec Alison, elle me disait qu’elle n’avait pas échangé avec Phil depuis cinq ans. On a fini par devenir amis, on s’entend bien maintenant, elle et moi. Avec Phil, les rapports étaient vraiment très difficiles au moment des concerts commémoratifs, en 2007. On était censés en profiter pour écrire de nouvelles choses, il y avait de l’argent à la clé, mais nous n’avons fait que nous battre. C’était affreux. Mais c’est mon frère, je l’adore. Dès que nous ne sommes plus dans le groupe, nous nous entendons à merveille, ce qui pour moi est infiniment plus important.

On en revient à cette essentielle fraternité…

Absolument. Et surtout, au fait que Phil et moi avons grandi ensemble. Il a cinq ans de moins que moi. J’avais aussi un grand frère, qui est mort cette année, dont j’étais très proche. J’avais douze ou treize ans quand il a quitté le foyer pour s’engager dans la marine, de façon inattendue. C’était pour moi une disparition, un choc, je me suis senti abandonné. Dix ou onze ans plus tard, j’apprenais la guitare avec zèle, je voulais convertir tout le monde en commençant par mon petit frère Phil.Je lui donnais des leçons.

 

Quand on a commencé à fonctionner comme un groupe, je crois que j’ai projeté sur Phil le type de relation que j’avais avec mon grand frère, et que je voulais retrouver. Je n’en ai parlé ni à lui ni à personne, ce n’était pas conscient, mais aujourd’hui ça me paraît assez clair. Et je me dis que c’est pourquoi la présence d’Alison me contrariait. C’était sa copine, ils étaient aussi reliés musicalement : j’étais jaloux, je voulais une relation exclusive avec Phil autour de notre musique.

Ces rapports humains compliqués, cette tension, c’est aussi quelque chose qui a pu nourrir votre son…

Oui, je le crois. Et il y a eu énormément de tension (rires). L’histoire de ce groupe est loin d’être un conte de fées. Succès, incommunicabilité, éloignement, problèmes de santé aussi… Quand on s’est réunis vingt-sept ans après, on a retrouvé toute cette tension dans les chansons, et ça nous a épuisés, vidés. Ça n’avait absolument rien de confortable. Je réécoute d’ailleurs très peu notre musique. Récemment, j’ai raconté à Phil que je l’avais fait pour une interview, et que c’était comme une longue séance de sadomasochisme. Il a éclaté de rire car il a tout de suite vu exactement ce que je voulais dire.

 

Etes-vous tout de même satisfait de voir Colossal Youth massivement célébré, malgré ces mauvais souvenirs ?

Oui. Plus jamais je ne voudrais passer par là, mais je suis fier de la musique de Young Marble Giants. Le boulot, c’est de faire mieux que ce dont on se croit capable. Et c’est ce que nous avons fait.

Propos recueillis par Rémi Boiteux

Colossal Youth (40th Anniversary Edition) (Domino/Sony Music)

 

 

    https://open.spotify.com/album/5wxOkqHT4xGadN56TAzF09?si=YQyAVVt-SzqYimyIUp0CwQ

 

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